ENTREZ !


Depuis une dizaine d’années, je travaille le mobile de façon spécifique avec des matières premières qui sont : l’espace, la lumière et l’ombre, et l’extraction. Je crée des mouvements aléatoires et imprévisibles, aux vibrations subtiles.

Mes recherches s’inscrivent aux frontières de l’art cinétique et du spatialisme de Fontana et les sujets traités sont, notamment, les rapports humains et l’époque de rupture que nous traversons.

L’articulation espaces / composants pose la question de l’œuvre. Où est-elle : Dans les composants ou dans les espaces autour d’eux ? dans les deux ? Où est la forme ? la contreforme ? Le support transparent vient lever la limite habituelle de l’œuvre (un espace clos radicalement différent de son cadre), pour l’intégrer directement dans tout l’espace autour d’elle.

La lumière permet de compléter la composition : ses reflets sur les pièces déterminent la densité et l’équilibre des mobiles.

Les ombres leur donnent de la profondeur, redessinant les pièces de manière plus floue, leur donnant une nouvelle matière, éthérée. Elles créent un nouveau rythme, qui brouille celui du premier plan et finit de rendre l’œuvre en mouvement parfaitement insaisissable.

Les composants sont les pièces nécessaires au bon fonctionnement des mécaniques. Ils sont utilisés ici à d’autres fins.

Tout est pensé pour optimiser ces mouvements : les extractions sont suspendus sans être fixés en bas ; les pièces, nouées de façon à leur donner autant d’autonomie possible (à la différence de nombreux mobiles, tels ceux de Calder et Soto). Les sculptures ainsi créées se renouvellent sans cesse sous l’œil du regardeur et l’influence de ses mouvements.

L’espace est vu, non comme un vide mais comme un souffle, lieu de vibration entre les êtres, aléatoire et imprévisible, d’intensité variable, espace qui relie et donne du sens – mon approche personnelle du concept japonais du Ma.

Et la liberté individuelle ? Les réponses sont à rechercher du côté des extractions et de la symbolique que je leur accorde.

Les composants sont respectés pour les avancées technologiques dont ils témoignent, ainsi que pour le patrimoine qu’ils constituent : c’est pourquoi je ne les modifie pas. Mais en réorganisant ces pièces selon mes propres codes, conçues initialement pour tenir un rôle imposé au service d’un système qui régit notre société, j’affirme notre capacité à créer un univers personnel face à la transition violente que nous traversons et à ses conséquences. Possédons-nous les ressources nécessaires pour surmonter les bouleversements chaotiques que les 40 dernières années ont provoqués ?

( à suivre…)

REGARDS EXTÉRIEURS


Pour l’exposition PICASSO 50 ANS DÉJÀ! 50 ARTISTES EXPOSENT à BARBIZON, Stéphanie Guglielmetti présente  Thaumaston  une sculpture qui représente un rectangle constellé de près de dix mille aiguilles de montre nouées le long de cent fils nylon suspendus. Libres de leurs mouvements, elles scintillent au gré des courants d’air.  Cette sculpture fait référence aux Light drawings de Picasso (1949) griffonnés dans l’obscurité au moyen d’un point lumineux, retranscrits par le photographe Gjon Mili, ces dessins spatiaux n’existent que par un obturateur et un temps de pose.
Si ici et là, tout commence par un point, Stéphanie Guglielmetti opte pour un autre temps, un autre mouvement.
Aux quelques secondes de pose de Picasso, Stéphanie Guglielmetti oppose des heures de pause,
à la fougueuse « manière » / l’application méticuleuse,
à la dynamique corporelle / la précision du doigté,
à l’aventure du tracé sans reprise ni repentir / la cinématique de la méthode.
Dans les deux cas s’expriment la virtuosité du geste et la temporalité de l’œuvre.
Contrairement à la déclinaison routinière des gestes quotidiens qui font décliner la vie, Thaumaston introduit des variations subtiles conduisant à une vérité paradoxale : toute répétition est altération. Ces changements donnent la mesure du temps – un temps qui n’est pas l’éternel retour du même mais une répétition différente qui, par une étonnante facétie des lois physiques, change de forme : ce qui apparaissait en pleine lumière disparaît dans le noir tandis que se révèle un cercle lumineux invisible au jour. Une œuvre autre apparaît.
Picasso avait choisi de se priver du regard pour mieux voir. Stéphanie Guglielmetti, plasticienne du temps, du mouvement et de la lumière, se sert de l’obscurité pour changer le regard. Le plaisir de l’inattendu, ce phénomène merveilleux du thaumaston célébré par Aristote, dénommé Poétique de la surprise par les Surréalistes, nous invite à dépasser le visible et à mener une réflexion sur l’altération du même et l’ouverture à l’altérité.
Delphine Désveaux, Historienne de l’art, auteure
C’est en Franche-Comté, fief horloger proche de la Suisse que Stéphanie Guglielmetti, diplômée de Penninghen en 1994, commence à travailler pour le graphisme et l’identité visuelle de maisons horlogères. Très vite, elle tombe sous le charme des composants.

Faut-il voir dans cette manière de créer ses propres règles une affirmation de soi dénuée de toute vanité mais diablement efficace pour ne plus subir ? Une manière d’être debout ? Toujours plus vivante ?

« Destruction créatrice [1] »
Alors que leur assemblage parfait symbolise la réussite sociale, la maîtrise et la précision – l’horlogerie étant une science exacte sans aucun égard pour l’improvisation-, la sensibilité de Stéphanie Guglielmetti leur prête au contraire une âme. A l’exactitude théorique, Bruno Zevi [2] préférait « l’imperfection d’un tempérament critique qui a la modestie de sentir ». Critique. Modestie. Sentir.

Comment trouver sa place dans un ordre si parfaitement établi ? Plus qu’un questionnement, c’est une quête contre tout ce qui, au nom de la perfection et de la technique, efface le mystère, tue l’expression et paralyse la vitalité.

Refusant ces rouages trop bien huilés, un premier « éclaté » (1995), décomposition plastique du mouvement perpétuel, dérègle le modèle institutionnalisé. Dans un élan de destruction créatrice, le système explose… avec grâce !

Dès lors, après cet élan vital fécond, c’en est fini des habitudes, des injonctions héritées, de la régularité mécanique. Délivrée des rouages froids de la technique, Stéphanie Guglielmetti ouvre une voie personnelle non moins délicate que l’industrie horlogère mais plus imprévisible. Une voie qui libère le temps et les sens, c’est-à-dire l’espace et l’être, pour ouvrir de nouveaux horizons. Une manière d’être vivant.

Contrainte libératrice
Bien qu’elle bouleverse sciemment la vocation des composants, cette (r)évolution artistique ne s’accomplit pas dans l’anarchie. C’est même tout le contraire : affranchie d’un système qui lui était imposé, Stéphanie Guglielmetti s’empresse de créer son propre ordre, un ordre rigoureux qui structure ses compositions.Ici comme pour les écrivains de l’Oulipo [3], la création nait de la contrainte.

Le travail s’opère en trois étapes. Rechercher la matière fait partie intégrante du travail. Il faut trouver les composants, aiguilles, ressorts, cadrans, rouages…, rencontrer les horlogers, créer un réseau, tous des passionnés.

Riche d’un passé qui nous échappe, chaque pièce a son histoire, que Stéphanie Guglielmetti entend prolonger.

Réunie en petits tas, la collecte repose, comme la bonne pâte. L’analyse de la matière institue la règle du jeu. Laquelle, dans un second temps, définit rigoureusement la composition. Un châssis (séries « Time box », « Carnets de voyage ») enserre une trame dont le nombre de fils, des fils de nylon qui portent l’œuvre, représente un cycle temporel, symbole de la vie : 7, pour les jours de la semaine ; 12, pour les mois de l’année ; 24, pour les heures en un jour ; 60, pour les secondes et les minutes ; 9, pour une gestation. Cette attitude, pour paradoxale qu’elle paraisse, rappelle une vérité trop facilement oubliée : la liberté, c’est de choisir ses chaines.

Vibrations spatiales
Troisième temps : l’œuvre vient habiter l’espace. Et réciproquement. Car la lumière et l’espace sont des matières premières au même titre que les composants horlogers, et c’est bien cette particularité qui donne au travail de Stéphanie Guglielmetti toute sa singularité. Mais rien de figé : il ne saurait y avoir de révolution sans mouvement. A l’inverse d’un acte définitif, chaque mobile est une création « ouverte », selon la formule d’Umberto Eco, une œuvre dont la polysémie, cette possibilité de « l’infini rassemblé dans une forme [4] », fait la valeur. Pour chaque pièce, la souplesse du mouvement -un mouvement libre, informel, autonome, non plus régi par les lois de la mécanique mais par les vibrations de l’air-, les caresses de la lumière, le chatoiement des reflets, les oscillations des interstices, les jeux d’ombre, les effets cinétiques, animent l’espace dans la lignée des recherches spatialistes de Lucio Fontana.

Chaque « mobile » devient une cosmogonie, un univers presque fini dont Stéphanie Guglielmetti se refuse à maîtriser l’achèvement. Le moyen, trois fois généreux, de projeter une histoire dans un vide – le vide, faut-il le rappeler, ce n’est pas rien-, de laisser l’œuvre vivre sa vie – la liberté, là encore-, de la livrer à un œil étranger pour transmettre son énergie créatrice. L’appropriation en est d’autant plus aisée que rien n’est statique et que les pièces sont en dialogue constant avec ce qui les entoure. L’Autre, le « regardeur », se voit alors donner la chance de faire œuvre à son tour. C’est ainsi que le dynamisme de l’illusion parvient à enchanter notre monde. Rien de trop…

Delphine Désveaux
[1] Principe introduit par l’économiste Joseph Aloïs Schumpeter dans La théorie de l’évolution économique, 1912

[2] Apprendre à voir l’architecture, Les Editions de Minuit, 1959

[3] Ouvroir de Littérature Potentielle, mouvement littéraire

[4]L’œuvre d’art est une forme, c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte un infini contenu dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d’une réalité statique et immobile, mais comme l’ouverture d’un infini qui s’est rassemblé dans une forme.” (Luigi PAREYSON, philosophe italien, 1918-1991).

Stéphanie Guglielmetti élabore progressivement un travail de sculpture et d’installation. Sa découverte du monde de l’horlogerie est marquée par un dialogue singulier avec ses composants : les cadrans, aiguilles, couronnes, boitiers et ressorts constituent la matière première de ses compositions. Si de prime abord la nature mécanique et parfois sociale du temps est mise en avant, ses œuvres insistent en réalité sur son caractère volatile et évanescent, en particulier par de la verticalité, de l’apesanteur et de la transparence. Elle est régulièrement exposée en France et à l’étranger.

Stéphanie Guglielmetti présente une installation de forme totémique, rappelant aux rites et aux rapports de vénération que des sociétés traditionnelles pouvaient adopter à partir d’un objet érigé à la gloire des divinités. L’absence toutefois d’ornements extérieurs contraste avec la nécessité de porter le regard en son intérieur. Le visiteur, invité à enclencher un interrupteur, y découvre une configuration faite de composants d’horlogerie alternant entre la figure du coeur et du pique, comme pour rappeler non tant à la binarité de deux entités supposées contraires, mais à leur complémentarité.

Née en 1971 à Paris, Stéphanie Guglielmetti, diplômée de Penninghen en 1994, entre peu après en sculpture. Elle a découvert le monde de l’horlogerie et entretient dès lors un dialogue singulier avec les composants : cadrans, aiguilles, couronnes, boîtiers, roues, tourbillons, ressorts, rubis, platines, pignons … qui deviennent la matière première de ses œuvres.

Stéphanie Guglielmetti développe son travail à la frontière des territoires explorés par l’art cinétique (Calder, Tinguely, Soto…) et l’art conceptuel (Mel Bochner, Walter De Maria…). De façon formelle, elle travaille le mouvement non mécanique, dû à l’influence accidentelle des masses d’air, la verticalité, avec des pièces nouées sur des fils de nylon, des

compositions claires aux rythmes aléatoires, et choisit le plexiglas transparent pour support. Elle expérimente depuis 2008 la monumentalité.
Les œuvres de Stéphanie Guglielmetti, qui s’ancrent dans la Postmodernité, interrogent la transition violente que nous vivons et ses conséquences, tout en affirmant notre capacité à créer un univers personnel en résistance contre elles.

Ses œuvres interrogent aussi l’espace, non comme un vide mais comme un souffle, lieu de vibration entre les êtres, aléatoire, non calculée, d’intensité variable, imprévisible, espace qui relie et donne du sens – son approche personnelle du concept japonais du Ma.

Cette œuvre sculpturale pourrait s’inscrire dans une certaine tradition de l’art cinétique amenant l’œuvre à se mouvoir, à se transformer, à offrir à chaque regard un angle nouveau. Qualité spécifique renforcée par le travail de lumière et d’ombres, qui, poétiquement, s’enroulent, s’étirent, se métamorphosent sur le sol. Mais le mouvement, s’il se déploie dans l’espace, est aussi et surtout une manifestation du temps.
Et le temps se trouve bien au cœur de l’œuvre de Stéphanie Guglielmetti, qui en matérialise la présence en se

réappropriant les matériaux composant les objets qui le mesurent (disque, roues, cadrans, aiguilles…) en matériaux plastiques.

Chaque mobile évolue sur lui-même à un rythme différent, brouillant la perception que nous avons du temps, renforçant la distinction entre la mesure objective du temps ‘le temps des montres’ et la conscience intime et subjective que nous en avons.

Stéphanie Guglielmetti’s roots lie in the Jura region. She used to design dials for a number of Swiss and French watch brands but these days, instead of recording the time, she dismantles it by combining individual movement components into a ‘hanging mobile’. “A movement forces an awareness of time on us and continually reminds us that time flies. So the purpose of my work is to liberate time. I want to put the brakes on our high-speed lives. I like to use the very minutest components, but also things like hands, which I have used in this hanging mobile called ‘Les Aiguilleuses’.

I use around twenty components to make one of these small mobiles, whereas big versions may have more than 1,500, each hand-painted with black paint.I attach the components to nylon filament so they appear to be floating in the air. The time path, formed by the filaments of the hanging mobile, chooses its own direction so the components cast beautiful shadows on the white background. I would call it a form of calligraphy.”

INSPIRATIONS


Le bloc noir[…] Ce n’est pas de l’être en puissance à l’être en acte dont parle Aristote. Ce n’est pas une traduction. Il ne s’agit pas du passage d’un état à un autre. Il s’agit du déchiffrement de ce qui est déjà là et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie, dans son ressassement organique, à votre insu. Ce n’est pas “transféré”, il ne s’agit pas de ça. L’instinct dont je parle, ce serait de lire déjà avant l’écriture ce qui est encore illisible pour les autres. Je peux le dire autrement, je peux dire : ce serait lire sa propre écriture, ce premier état de votre écrit encore indéchiffrable pour les autres. Ca serait régresser, condescendre vers l’écriture des autres afin que le livre soit lisible par eux. On peut le dire d’une autre façon, employer d’autres mots, ça reviendrait au même. On a devant soi une masse entre vie et mort qui est dans votre dépendance. J’ai eu souvent ce sentiment de confrontation entre ce qui était déjà là et ce qui allait être à la place de ça. Moi au milieu, j’arrache, je transporte la masse qui était là. Je la casse, c’est presque une question musculaire. D’adresse. Il faut aller plus vite que cette part de vous même qui n’écrit pas, qui est toujours dans l’altitude de la pensée, toujours dans la menace de s’évanouir, de se dissoudre dans les limbes du récit à venir, qui ne descendra jamais au niveau de l’écriture, qui refuse les corvées. Le sentiment que quelquefois cette

part qui n’écrit pas s’endort et se livre par là même et qu’elle se déverse toute entière dans l’écrit vulgaire qui sera le livre. Mais entre les deux états, il y a beaucoup d’états intermédiaires plus ou moins heureux. Quelquefois sans doute s’agit-il du bonheur. En écrivant L’Amant j’avais le sentiment de découvrir : c’était là avant moi, avant tout, ça resterait là où c’était après que moi j’ai cru que c’était autrement, que c’était à moi, que c’était là pour moi. C’était presque ça, ça passait à l’écriture avec une facilité qui rappelait la parole de l’ivresse alcoolique dont il vous semble qu’elle est toujours intelligible, simple. Puis tout à coup, ça résistait. On se trouve comme dans une armure, rien ne passe plus de soi à soi, de soi à l’autre. Comment parler de ça, comment décrire ça que je connaissais et qui était là dans un refus quasi tragique de passer à l’écrit, comme si c’était impossible. En dix minutes à partir du rapprochement de deux mots du texte qui arrivait.

Ecrire, ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire de l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence. […]

[…] “Ouvert”, l’Informel l’est parce qu’il constitue un “champ” de possibilités interprétatives, une configuration de stimuli dotée d’une indétermination fondamentale, parce qu’il propose une série de “lectures” constamment variables, parce qu’il est enfin structuré comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses relations réciproques. […] L’Informel peut être considéré comme le dernier maillon d’une chaîne d’expériences visant à introduire à l’intérieur de l’œuvre peinte un certain “mouvement”. Encore faudrait-il préciser le sens que l’on donne à ce mot. La recherche du mouvement est liée à toute l’évolution des arts plastiques. Nous la trouvons déjà dans les peintures rupestres aussi bien que dans la Victoire de Samothrace : c’est alors une tentative pour représenter la mobilité propre des objets par le truchement de l’immobilité du trait. La répétition d’une figure, montrant un personnage ou une histoire dans les phases successives de leur mouvement, vise autrement au même but. Le tympan de Souillac, dans sa représentation de l’histoire du Clerc Théophile, ou la Tapisserie de la reine Mathilde à Bayeux, véritable récit cinématographique composé d’une juxtaposition de véritable récit cinématographique composé d’une juxtaposition de photogrammes, illustre bien cette technique. Le mouvement y est représenté à l’aide de structures essentiellement fixes, et il ne compromet encore ni la structure de l’œuvre, ni la nature du signe.
Pour le voir modifier la structure de l’œuvre, il faut attendre Magnasco, le Tintoret, et surtout les Impressionnistes ; le signe se fait alors imprécis, ambigu, cherche à se donner comme animé. Les formes représentées ne deviennent pas pour autant indéterminées. Le signe suggère, par son ambiguïté, une certaine vibration des formes, un contact plus étroit avec ce qui les entoure ; les contours, les distinctions rigides entre forme et forme, entre forme et lumière, entre forme et fond, sont remises en question. Mais le spectateur n’en est pas moins conduit à reconnaitre telle forme, et non telle autre […] La démultiplication des contours futuristes et la décomposition cubiste ouvrent d’autres perspectives à la mobilité des formes. Du moins, cette mobilité repose encore sur la stabilité des formes initiales : celles-ci se trouvent affirmées au moment même où elles sont niées par la déformation et la décomposition.
Le sculpture fait un pas de plus vers l’œuvre ouverte : les formes plastiques de Gabo ou de Lippold invitent le spectateur à une intervention active, à une initiative motrice. La forme par elle-même définie, est construite de façon à paraître ambiguë, et à être vue diversement suivant l’angle sous lequel on la regarde. Le spectateur qui tourne autour assiste à une métamorphose. C’est un peu ce qui se produisait déjà pour l’architecture baroque, avec l’abandon d’une perspective frontale privilégiée […] Calder va plus loin : la forme se déplace elle-même sous nos yeux et devient “œuvre en mouvement”. Son mouvement se combine avec celui du spectateur. Théoriquement, il ne devrait pas y avoir deux moments dans le temps où les positions respectives de la sculpture et du spectateur se reproduisent. L’œuvre ne se contente plus de suggérer le jeu des choix : elle l’effectue et devient réellement un champ de possibilités. Les projections de “vetrini” de Munari, les œuvres en mouvement de la jeune avant-garde, développent ces prémisses jusqu’à leur conséquences extrèmes. Citons, outre les célèbre “vetrini” de Munari, certaines expériences de la jeune

génération, tels les Miriorama du groupe T et les structures transformables de Jacoov Agam, les “constellations mobiles” de Pol Bury, les rotoreliefs de Duchamp (“L’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création, car le spectateur établit le contact entre l’œuvre et le monde extérieur, en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et, ce faisant, apporte sa contribution au processus créateur.”), les objets à transformation de Enzo Mari, les structures articulées de Munari, les feuilles mobiles de Diter Rot, les structures cinétiques de Jesus Soto (“ce sont, note Claus Bremer, des structures cinétiques parce qu’elles utilisent le spectateur comme moteur. Elles reflètent le mouvement du spectateur, ne serait-ce que celui de ses yeux. Elle prévoient sa capacité à se déplacer, sollicitent son activité sans la contraindre. Ce sont des structures cinétiques parce qu’elles ne contiennent pas les forces qui les animent. Parce que leur dynamisme, elles l’empruntent au spectateur.”), les machines de Jean Tinguely (qui, mises en mouvement ou manœuvrées par le spectateur, dessinent des configurations toujours nouvelles), les formes de Vasarely.

C’est à coté de ces diverses tendances que vient se ranger la tendance de l’Informel, au sens large que nous lui avons donné plus haut. Il ne s’agit pas d’une œuvre en mouvement, puisque le tableau est là, sous nos yeux, défini matériellement une fois pour toute par les signes picturaux qui le composent. Il ne s’agit pas non plus d’une œuvre qui appelle le mouvement du spectateur — elle ne l’appelle pas plus qu’un autre tableau qu’il faut regarder en tenant compte des diverses incidences de la lumière sur les aspérités de la matière et sur les reliefs de la couleur. Pourtant, il s’agit bien d’une œuvre “ouverte” — on pourrait même dire qu’elle l’est avec plus de maturité et de façon plus radicale : ici, vraiment, les signes sont disposés comme des constellations dont les relations structurales ne sont pas déterminées au départ de façon univoque, l’ambiguïté du signe n’est pas limitée (comme chez les Impressionnistes) par une réaffirmation de la distinction entre forme et fond : c’est le fond lui-même qui devient le sujet du tableau (le sujet du tableau devient le fond comme possibilité de métamorphoses continuelles).
D’où la possibilité —pour le spectateur — de choisir ses directions, ses rapports, ses perspectives, et d’entrevoir, à partir de cette configuration individuelle, les autres interprétations, qui coexistent tout en s’excluant, par un phénomène simultané d’exclusion et d’implication. Ici apparait un double problème qui touche non seulement à la poétique de l’Informel, mais à la poétique de l’œuvre “ouverte” en général :

1. Quelles sont les raisons historiques, le background culturel d’une telle position, la vision du monde qu’elle implique ?

2. Comment définir les possibilités de “lecture” de telles œuvres, les conditions qui règlent leur communication, les garanties nécessaires pour qu’une telle communication ne dégénère pas en chaos : la tension entre la masse d’informations mise intentionnellement à la disposition du “lecteur” et le minimum de compréhension assurée, l’accord entre la volonté de l’auteur et la réponse du spectateur ?

Umberto Eco, Opera Aperta, L’œuvre ouverte, Editions du Seuil, 1965